La #France (et pas que parmi les "civilisés"  ) : une #corruption historique / France Inter - enquête 22 mn | Infos en français | Scoop.it

La #France (et pas que parmi les "civilisés"  ) : une #corruption historique / France Inter - enquête 22 mn

Il y a beaucoup trop de secteurs français de l’économie qui sont obscurs où les transactions sont peu claires. Il faut que tout cela soit transparent. L’argent qui crée c’est bien. L’argent qui corrompt, il faut combattre.

Ainsi s’exprimait Michel Sapin en 1993, ministre de l’économie et des finances dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy. Le vœu était louable, sauf que la France n’arrive toujours pas à mettre un terme aux pratiques douteuses de certains de ses plus grands groupes. Vingt-trois ans plus tard, Michel Sapin, de nouveau ministre des finances et des comptes publics, présentera à la fin mars 2016 un nouveau plan de lutte contre la corruption…

La France mauvaise élève

La corruption est encore très répandue dans le cadre des très grands contrats internationaux. Une situation d’autant plus préoccupante que depuis l’année 2000, la France a ratifié une convention interdisant les pots de vins, ou les marchés truqués. L’Hexagone semble donc vivre encore dans une autre époque. Lorsqu’on demande au président de Transparency International France, Daniel Lebègue, combien d’entreprises ont été condamnées par la justice française, au cours des quinze dernières années, pour corruption à l’étranger, sa réponse est édifiante :

Zéro ! La France n’a prononcé aucune condamnation à l’encontre d’une entreprise pour des faits de corruption internationale. Dans le même temps la justice américaine a prononcé une centaine de condamnations, l’Allemagne est à plus de cinquante, le Royaume-Uni à une trentaine. Et d’autres pays manifestent leur capacité à sanctionner ce type de délit.

 Une corruption historique quasi généralisée

Comment expliquer une telle différence de comportement d’un pays à l’autre ? Pourquoi notre justice est-elle si inefficace ? A cause d’un manque de moyens, en partie, mais surtout un manque de volonté. A cause aussi du poids du passé : jusqu’en l’an 2000, les autorités françaises fermaient en effet les yeux  sur la corruption à l’international, considérant que ces pratiques permettaient à nos entreprises d’obtenir des contrats. Jean-Jacques Prompsy, ancien directeur commercial de la Lyonnaise des Eaux a bien connu cette époque pas si lointaine :

Jusqu’en 2000 la France tolérait voire encourageait les entreprises à payer des bakchichs à l’étranger. Tous les ans aux douanes  nous déclarions - y compris moi-même - les sommes que nous avions distribuées, en fournissant le nom des gens auxquels nous les avions données. Le tout déductible des impôts. Ce qui paraît incroyable aujourd’hui aux plus jeunes, est que, jusqu’à l’an 2000, les ministres de la République étaient rémunérés pour partie en argent liquide, sommes sur lesquelles ils ne payaient ni d’impôts ni de cotisations. Un délit extrêmement grave.

 Eric Denécé,  actuel directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), et ancien ingénieur commercial dans l’armement, confirme que cette situation semblait normale à l’époque :

J’avais des fiches contrat sur lesquelles j’avais un poste de 15% de FCE – les frais commerciaux exceptionnels. Si quelqu’un de l’armée de l’air d’Abu Dhabi venait en France et que pour être sûr d’avoir le contrat il voulait qu’on lui loue une Porsche avec des sièges en cuir et peut-être une jeune femme accorte sur le siège de droite, ces dépenses étaient alors déclarées par l’entreprise à Bercy. .

 

Pourtant, la France ne serait pas plus corrompue que ses voisins selon ce petit comparatif européen dressé par le directeur du CF2R :

Les Italiens ou les Espagnols seraient beaucoup plus corrompus et corrupteurs que nous les Français ; mais les Allemands, les Suédois et les Norvégiens pas du tout. Ce sont des idées reçues ! Les Suédois qui lavent plus blanc que blanc chez eux, sont en Europe parmi les pires corrupteurs sur les marchés internationaux. Les Allemands ne sont pas des saints et les Italiens très loin d'être les plus en pointe sur ces dossiers. En France, dans les affaires, on accepte de mettre de l’huile dans les rouages en faisant circuler l’argent pour gagner des contrats. Et le monde qui vit sous norme américaine nous reproche aujourd’hui, non pas tant de corrompre à grande échelle mais surtout de ne pas avoir accepté de rentrer dans le rang plus vite.

La riposte des Etats-Unis

La corruption à l’international s’est donc banalisée, malgré son interdiction depuis 2000. Et la France, comme d’autres pays européens, n’a rien fait pour y mettre un terme. D’où la réaction des Etats-Unis qui se sont institués gendarmes du monde, considérant que leur législation anticorruption pouvait s’appliquer sur tous les continents. La justice américaine, aidée du FBI, enquête et épingle les unes après les autres les plus grandes sociétés françaises - Technip, Alcatel, Total et la dernière en date Alstom - qui se sont toutes vues infliger d’énormes amendes. Leur force de frappe est impressionnante.  Preuve en est : la déclaration de James Cole, le procureur général adjoint des Etats-Unis, annonçant les sanctions contre le groupe Alstom :

Les actions de corruption d’Alstom se sont développées durant plus d’une dizaine d’années et à l’échelle de plusieurs continents. Alstom a accepté de plaider coupable de ces accusations, de reconnaître sa conduite criminelle et de payer une amende de plus de 772 millions de dollars. Ce sera la plus importante amende infligée à une entreprise étrangère pour corruption dans toute l’histoire du département de la justice.

 

Mais les Américains ne poursuivent pas uniquement dans des affaires de corruption. Ils ont aussi épinglé des banques françaises dans des affaires de violation d’embargo comme le groupe BNP Paribas à qui ils ont infligé près de huit milliards de dollars de pénalités. Ils ne s’arrêtent pas là. Une fois cette énorme amende infligée, ils ont imposé à la BNP des mesures de contrôle extrêmement sévères avec l’obligation de mettre en place à New York une unité de contrôle interne placée sous l’autorité d’un magistrat américain. Cette cellule doit vérifier la légalité de toutes les transactions effectuées en dollars par BNP Paribas dans le monde entier. Le président de Transparency International France, Daniel Lebègue nous décrit son fonctionnement :

Elle comprend aujourd’hui une cinquantaine de personnes rémunérées par la banque, et reçoit donc, sous le contrôle du juge américain, toutes les opérations réalisées partout dans le monde par le groupe BNP Paribas. Un dispositif très lourd et très contraignant ; mais aussi humiliant pour notre pays, notre justice, nos entreprises.

Ce dispositif est d’autant plus humiliant qu’il est actuellement impossible de s’opposer à ce rouleau compresseur. En effet, les Américains s’estiment compétents pour poursuivre n’importe quelle entreprise dans le monde même si celle-ci n’a aucun lien avec les Etats-Unis.  Les précisions d’Eric Denécé :

Une entreprise française qui gagne un contrat contre une entreprise italienne sur un marché en Albanie en ayant fait la transaction en €uros, autrement dit sans avoir avoir concurrencé la moindre entreprise américaine sur un appel d’offres mais qui aurait eu le malheur d’échanger cinq mails via un fournisseur d’accès américain, cette entreprise est alors justiciable d’une poursuite de la part de l’Etat américain au seul motif que les cinq mails échangés ont transité par son territoire ! Cela suffit pour lui donner un moyen d’action sur les entreprises étrangères. Sur le plan juridique c’est absolument scandaleux. C’est un détournement moral. Les Américains, au nom d’une lutte contre la corruption qu’ils détournent eux-mêmes, font en fait de la croissance externe, de la conquête de marchés.

 Le nouveau plan anticorruption français

Une guerre économique se profile derrière ce combat contre la corruption. Jusqu’ici la France s’est laissé faire. Ses entreprises ont payé près de dix milliards de dollars d’amende au fisc américain. Mais le gouvernement a décidé de réagir en présentant un tout nouveau dispositif anticorruption à la fin de mars 2016. Avec notamment une mesure assez révolutionnaire pour la France : une sorte de "copié-collié" du système américain. Un "plaider coupable" à la française. Les entreprises qui reconnaitraient leur tort se verraient proposer une transaction évitant ainsi des poursuites pénales et un procès. Un système très courant aux Etats-Unis, rappelle Fred Einbinder, avocat et ancien directeur juridique du secteur Transport du Groupe Alstom :

Dans nos affaires pénales ou civiles, il y a le jury, ce qui prend donc beaucoup de temps dans les affaires normales. Or la quasi-totalité des affaires se termine par une transaction - 98% d’entre elles. Mais on ne peut pas faire autrement : il y a trop d’affaires et donc c’est par pur pragmatisme et par la force des choses qu’il y a transaction. Et la France se retrouve actuellement dans cette situation.

 

Ainsi, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France, ces poursuites peuvent durer très longtemps. Parfois jusqu’à dix ans. La transaction qui serait mise en place permettrait donc d’aller beaucoup plus vite.

Le directeur commercial Jean-Jacques Prompsy approuve cette évolution :

Elle fait gagner un temps précieux. Quand on pense aux années qu’il a fallu pour que la pollution de l’Erika se traduise par des chèques pour les gens qu’il convenait d’indemniser.  Il est certain que tout système qui ira plus vite – frappé du bons sens et non du gendarme – est bienvenu. Je suis tout à fait pour.

Une amende pour éviter le procès

Le MEDEF aussi applaudit ce dispositif, au nom du pragmatisme. Une entreprise évitera de cette façon une instruction, un procès et donc une atteinte à sa réputation. Il lui suffira de payer pour réparer. Cette sorte  d’ "arrangement" choque en revanche certaines associations anticorruption, comme Anticor dont Eric Alt, magistrat, est le vice-président :

La solution n’est pas de permettre la transaction juridictionnelle à l’américaine. C’est-à-dire la corruption sans peine, une corruption qui ne serait sanctionnée que par l’argent.  Les entreprises seraient quittes dès lors qu’elles entreraient en négociation avec le parquet et conviendraient d’une somme à payer. Quelle spectacle donnera-t-on aux citoyens, aux justiciables en comparution immédiate, condamnés pour de petites affaires et qui verront que de grandes entreprises ont réussi à échapper à toute peine moyennant finances !

 

 

Les autres dérives du système américain

Ce système introduirait donc une justice à deux vitesses. Mais on peut s’interroger sur son efficacité. Aux Etats-Unis, le système fonctionne grâce à une transaction quasi-obligatoire, et en cas de refus, la menace est terrible raconte le juriste américain Fred Einbinder :

Les gens craignent d’aller en procès où ils perdront et seront condamnés. Un point très important. Si en France la loi a comme objet ou comme effet l'absence de procès, et pas de condamnation, ça ne marchera pas. Il faut une sanction, une sorte de menace.

 

Or en France, jusqu’à présent, il n’y a pas eu de condamnation. La menace pour les entreprises est donc toute relative.

Troisième dérive : en copiant les Américains, les Français se soumettent finalement à une culture juridique aux antipodes de la leur, risquant de donner les clefs du système à une pléiade d’avocats grassement payés. C’est la crainte exprimée par Claude Revel, l’ancienne déléguée à l’intelligence économique auprès du Premier ministre :

Avant de faire du copier-coller de droit étranger, on pourrait d’abord essayer de réformer notre droit dans notre propre culture, notre propre système. Un seul système ne doit pas être dominé par les « lawyers », c’est-à-dire ces grands cabinets anglo-saxons qui ont tout intérêt à pousser à cette méthode des deals puisque c’est eux-mêmes qui les font. Veut-on une privatisation de la décision, qui devient une  négociation ? Ou bien un juge qui représente le peuple ? On n’est pas assez fiers de notre droit. Et il n’est pas bon qu’il n’y ait  qu’un seul système imposé au monde.

 

Il existe enfin un dernier reproche opposable à ce système de transaction à l’américaine : le bénéfice retiré des amendes n’atterrit pas forcément dans les bonnes poches selon le professeur de droit Antoine Garapon :

Cet argent ne revient pas aux victimes, comme dans le cas du Bangladesh où les victimes de la corruption entre Siemens et l’agence nationale de téléphonie – qui payaient les communications à un prix plus élevé – ne seront pas indemnisées. Les victimes de la corruption -  premières personnes devant être aidées, souvent issues de pays émergents et en voie de développement – ne sortiront ni enrichies ni réconfortées par cette politique.

 

Et les lanceurs d’alerte ?  L’exemple d’UBS

C’est l’autre volet de ce plan anticorruption du gouvernement : l’agence anticorruption qui va être créée, propose un soutien juridique au lanceur d’alerte. L’histoire vécue par Stéphanie Gibaud en illustre bien la nécessité : en 2008, elle travaillait dans la banque d’affaire UBS avec pour mission d’organiser des réceptions pour de riches clients, jusqu’au moment où, comme elle le raconte :

Une perquisition a eu lieu dans le bureau du directeur général de la banque, et ma supérieure hiérarchique me demande alors de détruire une partie de mon disque dur, puis le contenu de mes armoires d’archives, soit tout ce que j’avais fait à la banque depuis huit ans.

Mais contrairement aux ordres reçus, la jeune femme ne détruit pas ses documents. Elle les analyse et finit par tout comprendre du système UBS : comment des chargés d’affaires de la banque viennent en toute illégalité en France démarcher des clients, pour les inciter à cacher leur argent dans des paradis fiscaux. Stéphanie Gibaud décide alors d’interroger ses responsables chez UBS :

J’ai posé des questions en interne et UBS s'est braqué contre moi. J’ai discuté avec des amis juristes qui m’ont conseillé de voir l’inspection du travail. Celle-ci m’a conseillé de porter plainte contre UBS, ce que j’ai fait en 2009 et nous sommes actuellement en 2016. Cela fait donc sept ans que je vis un véritable cauchemar puisque j'ai quitté la banque en février 2012. Durant trois ans j’ai donc subi l’isolement, le harcèlement, la placardisation et le discrédit.

 

UBS poursuit donc la lanceuse d’alerte devant les tribunaux pour diffamation. Les faits qu’elle a révélés ont pourtant permis de faire progresser l’enquête pénale contre UBS, mais sans que Stéphanie Gibaud reçoive la moindre compensation de la part des autorités, sinon la somme de 30 000 € via les Prud'Hommes. Juste de quoi couvrir ses frais d’avocats.

 Un système de protection encore trop timoré

Le projet Sapin prévoit d’apporter une assistance juridique aux lanceurs d’alerte, c’est-à-dire la prise en charge des frais d’avocats. Mais sans envisager une rémunération. Ce que Stéphanie Gibaud regrette, surtout lorsqu’elle regarde ce qui se passe aux Etats-Unis :

Les lanceurs d’alerte sont rémunérés à hauteur de 13 à 17% des sommes recouvrées par le fisc américain. En 2009, Bradley Birkenfeld, chez UBS, a reçu un chèque de 104 millions de dollars après trente mois de prison. Finalement j’aurais préféré être à sa place. Depuis 2008, je suis dans une prison sans barreau où en apparence tout va bien, mais en fait rien n’est comme avant : je survis avec les minimas sociaux depuis l’été 2014, et impossible de me faire embaucher dans une entreprise. Pour les chefs d’entreprises, vous êtes un délateur, un collaborateur dont il faut absolument se méfier.  La RSE – la Responsabilité Sociétale des Entreprises– c’est juste un aspect communication

Les lois insuffisantes pour changer les mentalités 

La loi Sapin II réussira-t-elle à faire reculer la corruption en France ? Certes les textes et les lois peuvent faire évoluer la situation, mais il faut aussi tenir compte des pratiques et de la culture d’entreprise.  Or, selon l’ancien responsable de la Lyonnaise des Eaux, Jean-Jacques Prompsy, on est encore loin d’avoir changé les mentalités. :

Un directeur commercial européen qui rentrerait à Berlin, Paris ou Londres et qui dirait à son conseil d’administration : « nous n’avons pas l’affaires de vingt milliards dans le Pacifique car j’ai refusé de payer un voyage en avion au ministre des affaires étrangères », serait lapidé par les syndicats, viré par le conseil d’administration, et déclencherait un immense éclat de rire sur toute la planète ! Nous le disions à nos élèves d’écoles de commerce : «Si vous ne voulez pas être confrontés à ce type de problème, choisissez un autre métier que celui de vendre des tanks, des fusils des avions. »

Mais alors quel espoir de changement ?

La lutte contre la corruption pourrait cependant progresser grâce à l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants. C’est le constat que fait Blandine Cordier-Palasse, dirigeante d’un cabinet de recrutement juridique pour les grandes firmes :

l y a un changement de génération. On l’observe chez les quadras qui sont beaucoup plus en attente de ces changements de paradigmes. Et beaucoup moins dans le registre : « On a toujours agi ainsi et donc impossible de changer ». Les quadras sont davantage conscients du risque mesuré. Et conscients du risque qu’ils encourent en cas d’affaire de corruption. Ils ont l’exemple de groupes où certains dirigeants sont épinglés et ne veulent pas  subir le même sort que ceux qui peuvent être arrêtés un jour où ils passent la douane.

 

Au-delà de toute question de morale, il semblerait donc que la peur du gendarme reste l’arme la plus dissuasive en matière de lutte contre la corruption…